Aimé Césaire l’Universel

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INJAM Production et le Cercle pour l’excellence des originaires d’outre-mer, en partenariat avec le Parlement européen et le ministère des Outre-mer, organisent l’évènement “Césaire l’Universel”.

Je suis ravi que le Parlement européen reçoive cet évènement qui se tiendra ce mardi 4 mars 2014 à Bruxelles. Voici la préface que j’ai rédigé en hommage à Aimé Césaire :

“C’est aujourd’hui avec inquiétude que nous observons «la bête immonde» comme prête de nouveau à bondir en Europe, à la faveur de discours qui réveillent les peurs, flattent les plus vils instincts des peuples, et insultent nos intelligences. Résonne alors avec chaque fois plus de force les mots d’Aimé Césaire sur l’ensauvagement de l’Europe qui porte le lourd héritage moribond de l’esclavagisme, du colonialisme et du nazisme, né en son coeur d’un même mouvement.

Oui, il y a bien des choses à dire sur Césaire l’universel, et en ce sens même Césaire l’européen, mais aussi le défenseur des sans voix nègres, blancs ou jaunes, le défenseur d’une humanité refondée et respectueuse des uns et des autres dans l’entièreté et l’identité fondatrice de leur diversité, le défenseur des îles et des opprimés. C’est bien là encore, à mon sens, tout ce qui fait d’Aimé Césaire un contemporain humaniste qui a laissé sa trace sur ce monde, non seulement pour les martiniquais, non seulement pour les caribéens, non seulement pour les nègres, mais pour l’humanité toute entière.

Dans le combat que je mène aujourd’hui au Parlement européen en ayant la charge, l’honneur et la fierté d’avoir à défendre et représenter l’ensemble des peuples ultramarins dont le peuple martiniquais dont il est originaire, je retiens de Césaire l’universel dont vous cherchez à dresser le portrait, plusieurs héritages intellectuels fondateurs et visionnaires. J’ai rencontré Aimé Césaire deux fois et j’en garde la beauté d’un souvenir vivant d’idées devenues centrales dans mon travail quotidien de Député européen.

Je me souviens, prenant congé de lui dans le bureau qu’il avait conservé à la mairie de Fort de France, de sa dernière adresse à mon égard alors qu’il m’interrogeait sur le racisme en France et en Europe : «ne sois pas dupe», me dit-il. Oui ne pas être dupe ici au Parlement européen des fausses amitiés de celles et ceux qui bien qu’humanistes continuent de nous percevoir comme de bons nègres savants.

De ces idées échangées une autre appelait, me semble-t-il, au dépassement même de la question ultramarine. Allergique à toute forme d’ethnocentrisme, il semblait allergique à ce que nos problèmes puissent en permanence être ramenés comme étant au centre du monde, quand le même jour des peuples entiers sont martyrisés et que des transformations importantes du monde s’opèrent devant nos yeux. Je me souviens encore l’entendre me dire que notre extrême sensibilité et ouverture aux souffrances des autres peuples devrait dans certaines circonstances, dans certaines enceintes nous obliger, par pudeur, décence et solidarité, à taire les notre.
J’ai toujours tenus ces mots comme étant épris d’une réalité percutante. Représenter nos peuples en Europe c’est toujours s’efforcer d’échapper au recroquevillement pour délivrer aussi une parole sur les grandes affaires qui concernent l’Europe, et le monde. Je me rappelle aussi de ses mots au sujet de l’élargissement de l’Union européenne à l’Est. Comme une mise en garde sur le choix de nos arguments face aux craintes exprimées. Pour Aimé Césaire, il y avait une indignité à nourrir la mise en concurrence des solidarités. Enfin en tant qu’élu réunionnais je ne peux oublier de citer la lettre de rupture d’Aimé Césaire avec les partis nationaux et le diktat de centre de décision parisiens ou moscovites. Cette lettre a été fondatrice dans l’ensemble des Outre-mer des partis qui se sont fondés en tant que partis libérés et non assujettis aux décisions arbitrés au sein des partis nationaux. Et je retiens de ce courrier ce passage :

«Un fait à mes yeux capital est celui-ci : que nous, hommes de couleur, en ce moment précis de l’évolution historique, avons, dans notre conscience, pris possession de tout le champ de notre singularité et que nous sommes prêts à assumer sur tous les plans et dans tous les domaines les responsabilités qui découlent de cette prise de conscience.
(…)Qu’en résulte-t-il, sinon que nos voies vers l’avenir, je dis toutes nos voies, la voie politique comme la voie culturelle, ne sont pas toutes faites ; qu’elles sont à découvrir, et que les soins de cette découverte ne regardent que nous ? C’est assez dire que nous sommes convaincus que nos questions, ou si l’on veut la question coloniale, ne peut pas être traitée comme une partie d’un ensemble plus important, une partie sur laquelle d’autres pourront transiger ou passer tel compromis qu’il leur semblera juste de passer eu égard à une situation générale qu’ils auront seuls à apprécier.»

C’est aussi l’esprit même de ce qui, 48 ans plus tard, nous a conduit en 2004 avec Paul Vergès, Marie Claude Tjibaou, Serge Letchimy et moi-même à fonder une Alliance entre tous les partis autochtones des outre-mer et à créer une liste autonome pour les européennes. C’est notre héritage, nous y sommes plus que jamais attachés.

Mais comment pourrais-je conclure ce bref mot sur «Aimé Césaire l’universel», sans conclure par ce qui touche l’âme de l’homme au plus profond de lui-même, d’où qu’il soit et quoi qu’il soit. Et c’est quelques passages du poème «Corps Perdu» que je voudrais citer. Ce poème est un cri magnifique qui résonne dans tous les outremers et par ondulation dans toutes les îles du monde.”.

“(…) Chose je sonde je sonde
moi le portefaix je suis porte-racines
et je pèse et je force et j’arcane
j’omphale
Ah qui vers les harpons me ramène
je suis très faible
je siffle oui je siffle des choses très anciennes
de serpents de choses caverneuses
Je or vent paix-là
et contre mon museau instable et frais
pose contre ma face érodée
ta froide face de rire défait.
Le vent hélas je l’entendrai encore
nègre nègre nègre depuis le fond
du ciel immémorial
un peu moins fort qu’aujourd’hui
mais trop fort cependant
et ce fou hurlement de chiens et de chevaux
qu’il pousse à notre poursuite toujours marronne
mais à mon tour dans l’air
je me lèverai un cri et si violent
que tout entier j’éclabousserai le ciel
et par mes branches déchiquetées
et par le jet insolent de mon fût blessé et solennel
je commanderai aux îles d’exister”

Aimé CÉSAIRE
Recueil : “Corps perdu” (1950)

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