PAR PAULINE GRAULLE
ARTICLE PUBLIÉ SUR LE SITE DE MEDIAPART LE MERCREDI 21 NOVEMBRE 2018
Nuits d’émeutes à La Réunion. Dans la foulée de la mobilisation des « gilets jaunes », la situation a pris une tournure inquiétante, lundi soir, au Port, à Saint-Denis ou à Saint-Paul. Des commerces ont été vandalisés ou incendiés et des affrontements ont eu lieu avec les forces de l’ordre (plusieurs policiers ont été blessés selon les autorités), qui ont dû faire appel à des renforts de Mayotte. Mardi matin, le préfet de l’île a annoncé qu’il mettait en place un couvre-feu de 21 heures à 6 heures du matin dans douze communes de l’île, et ce jusqu’à vendredi. Les crèches, les écoles et les universités ont été fermées pour la journée. Mais mardi soir, la colère éclatait à nouveau, au sein du quartier populaire du Chaudron dans la capitale, où des voitures et des commerces ont été incendiés.
Depuis quatre jours et le démarrage de la mobilisation des « gilets jaunes », La Réunion est secouée par une crise grave. Sur l’île, où les habitants connaissent depuis des années une pauvreté endémique et doivent affronter une augmentation continue des prix, la mobilisation contre l’augmentation du diesel est l’étincelle qui a mis le feu aux poudres d’un malaise ancien et profond.
Younous Omarjee, député européen La France insoumise des outre-mer, a accepté de répondre aux questions de Mediapart, mardi 20 novembre au soir, depuis Bruxelles où il tâche de suivre au plus près ce qui se passe à La Réunion. Il considère que la situation réunionnaise est une redite du mouvement social guyanais de 2017, mais aussi qu’elle peut préfigurer une crise majeure en métropole. Pour l’« Insoumis », il y a urgence : sans une réponse politique globale pour lutter contre les inégalités et la pauvreté, « le pire est possible » à La Réunion.
Mediapart : Quelle est la situation, aujourd’hui, à La Réunion ?
Younous Omarjee : Je suis de très près ce qui s’y passe et j’essaie de me tenir informé, avec le plus de détails possibles, par mes contacts sur place car je ne peux pas être présent là-bas pour l’instant – de toute façon, la liaison entre Paris et Saint-Denis a été coupée, l’aéroport étant fermé. Mais voici comment j’analyse la situation : je ne suis pas étonné que le mouvement des « gilets jaunes » qui est, à La Réunion, massif et soutenu par toute la population, soit la pointe avancée de la mobilisation actuelle. Il faut rappeler que sur l’île, 42 % des habitants vivent en dessous du seuil de pauvreté : le chômage est massif, la vie y est de plus en plus chère, les prix du carburant ne font que grimper, et c’est la même chose concernant le prix du gaz ou de l’électricité…
J’ai vu, sur Internet, une vidéo d’un « gilet jaune » qui disait : « Ce qu’on veut, c’est manger ! » À La Réunion, les inégalités sont criantes avec d’un côté des pauvres qui se partagent les miettes et de l’autre, une petite minorité qui se partage une rente.
Déjà à son époque, François Mitterrand disait que La Réunion était la société la plus inégalitaire de France. C’est cette situation très dégradée qui explique que le mouvement actuel ait pris là-bas une telle ampleur. Il y a chez les Réunionnais le sentiment que les mesures prises par le gouvernement d’Emmanuel Macron sont très en deçà des attentes, voire qu’elles sont provocantes : l’injustice fiscale s’ajoute par exemple à la disparition des emplois aidés, qui est un coup terrible dans cette population où 60 % des moins de 25 ans sont au chômage !
Est-ce ce manque d’espoir qui explique l’autre versant de la colère, lequel se matérialise par des violences qui ne sont pas du fait des « gilets jaunes », mais souvent de jeunes ?
Oui. D’abord, je veux dire que si je trouve la mobilisation des « gilets jaunes » très légitime, je condamne avec force ces violences. Les forces de police et de gendarmerie essayent de réprimer, il y a un couvre-feu, je le comprends. Néanmoins la solution répressive, même si elle est nécessaire, n’est pas suffisante. Les émeutes, les pillages, les exactions, les agressions s’inscrivent dans ce contexte chaotique et dangereux de colère politique. La hausse du carburant a mis le feu aux poudres de la désespérance sociale. Il faut que l’État envoie des signaux de dialogue et de négociations avec le mouvement et les élus, et pour l’heure cela n’en prend pas le chemin. Or il y a urgence au dialogue si l’on veut échapper au pire.
Le mouvement fait-il selon vous écho aux grandes grèves de 2009 en Guadeloupe, puis en Martinique ?
Tous ces mouvements sont comparables sur la question de la vie chère, qui est une problématique centrale dans les territoires encore assujettis à l’« économie de comptoir » qui les rend dépendants, et qui implique des surcoûts pour toute la population. Néanmoins, je crois que les « gilets jaunes » empruntent davantage aux mouvements guyanais ou mahorais, où la mobilisation se faisait de manière auto-organisée, qu’au mouvement de 2009, qui était soutenu par des élus et qui avait une figure de proue en la personne d’Élie Domota, porte-parole du LKP [et secrétaire général du syndicat de l’Union générale des travailleurs de Guadeloupe – ndlr].
Aujourd’hui à La Réunion, comme hier en Guyane ou à Mayotte, le mouvement est très inventif car il déborde le cadre des institutions traditionnelles. On sent ainsi un dégagisme fort à l’égard des élus locaux. Chez les « gilets jaunes » réunionnais, on entend par exemple comme mot d’ordre : « La démission de tous les élus ! » Les manifestants ciblent en particulier le président du conseil régional, Didier Robert, car la taxe sur le prix du carburant est perçue par le conseil régional qui détermine son niveau. D’ailleurs, ce dernier a annoncé aujourd’hui qu’il avait obtenu du gouvernement, par dérogation, le gel de l’augmentation des carburants pour trois ans.
Cette annonce a-t-elle fait baisser les tensions ?
Non, pas du tout. D’abord parce que les « gilets jaunes » réclament une baisse, et non un gel, du prix à la pompe. Mais aussi parce que les revendications du mouvement vont bien au-delà de la question du carburant : elles concernent les inégalités, la vie chère, l’accès à l’emploi, le besoin d’être respecté, d’avoir la possibilité de mener une vie digne… Le gouvernement ne peut se contenter de « mesurettes », il doit mettre en place des solutions durables pour l’outre-mer.
Jugez-vous que ce qui se passe actuellement à La Réunion est une sorte d’avant-garde de ce qui pourrait advenir en métropole ?
Il faut toujours regarder avec attention, et non avec mépris comme cela arrive trop souvent, ce qui se passe dans l’outre-mer, car cela préfigure souvent ce qui arrive sur le continent. L’augmentation des inégalités et la paupérisation de la population qu’on voit croître en France sont des phénomènes plus anciens et plus criants dans les outre-mer. Mais quand j’entends Jean-Luc Mélenchon me raconter comment les gens vivent dans certains quartiers de Marseille, cela me fait penser à ce que j’ai pu observer en Guyane, à Mayotte ou à La Réunion.
Diriez-vous que les événements de La Réunion sont le début de quelque chose ?
Oui, je crois qu’après les jours que nous venons de vivre et ce que nous allons vivre ensuite, plus rien ne sera jamais comme avant à La Réunion. Ce qui m’impressionne c’est que, malgré les violences, les Réunionnais arrivent à faire la part des choses et continuent de soutenir le mouvement car ils n’en peuvent plus.
Comment espérez-vous que se développe le mouvement aujourd’hui ? Pensez-vous qu’il faudrait qu’un interlocuteur puisse émerger afin de faciliter les relations entre les « gilets jaunes » et le pouvoir ?
Ce n’est pas à moi, c’est à eux de le dire ! Les élus sont disponibles, mais ne doivent pas s’ingérer dans le mouvement. Vous savez, la réflexion dans la population est très aboutie sur le modèle de développement qu’il faudrait changer.